Jouer ensemble est une joie. En tant que musiciens nous savons combien le fait de partager une partition est synonyme de convivialité, d’amusement, de connivence. Tout en gardant sa propre personnalité, chaque musicien doit s’ouvrir à l’autre, cheminer afin de construire de l’œuvre une vision commune, intellectuelle et sensible.
A fortiori lorsque l’instrument est le même ; le pianiste doit se réinventer techniquement pour, à la fois, garder sa singularité, et se fondre dans la sonorité de son partenaire.

Le public en est le témoin : la complicité des duos de pianistes est un régal à observer et à écouter. Le dialogue qui se crée entre les deux artistes, entre les deux instruments, est une discussion d’égal à égal. Partager cette intimité avec le public ouvre des moments forcément emplis d’émotions.

Avec le Rungis Piano-Piano Festival, nous avons la chance de pouvoir offrir à cette formation un écrin particulier, et bien plus encore : c’est le point de départ d’une aventure !
Avec toujours cette notion de dualité, et de binôme : amener la musique vivante vers tous les publics et remplir les salles de concerts, défricher un répertoire méconnu et s’affranchir des frontières de genres musicaux, attirer les plus grands musiciens et mettre en valeur les talents de demain et la pratique en amateur, tisser des relations de confiance, deux par deux !

Nous tenons à remercier particulièrement la ville de Rungis, le maire Bruno Marcillaud et ses élus, l’équipe de l’Association Piano-Piano et tous ses bénévoles, c’est une grande chance que de pouvoir compter sur tant de talents, de compétences, de bienveillance et d’énergie !

Nous sommes fiers de pouvoir compter lors de cette édition sur de merveilleux artistes, grands d’aujourd’hui et de demain, sur le soutien des marraines les plus prestigieuses qui soient, et d’être accompagnés depuis le début de l’aventure par l’un des orchestres les plus dynamiques, inventifs et talentueux de France.

Nous vous souhaitons un excellent festival !

Ludmila Berlinskaïa & Arthur Ancelle, directeurs artistiques du Rungis Piano-Piano Festival

S.M. : Le festival Piano-Piano en est déjà à sa 5^e édition. Est-ce un tournant ?

A.A. : C’est incroyable d’en être déjà au chiffre 5, et c’est déjà magnifique d’y être arrivé, entre une « naissance » en plein COVID et les turbulences dans le paysage culturel des dernières années. D’après notre expérience, la 5^ème édition d’un festival est celle qui correspond habituellement à une plus grande visibilité sur le plan national. Espérons que ce sera le cas !

S.M. : Comment avez-vous conçu sa programmation ?

L.B. : Comme toujours, il s’agit d’un puzzle extrêmement complexe, une équation à plusieurs inconnues dont chaque ligne que l’on déplace remet en question la construction entière. Lorsque nous construisons le programme du festival, nous avons plusieurs objectifs, et plusieurs contraintes.

S.M. : Quels sont ces objectifs ?

A.A. : Offrir à un public large, composé tant de mélomanes que de spectateurs occasionnels, une programmation éclectique et de grande qualité, où chacun pourra y trouver son compte, qu’il choisisse d’assister à un concert ou à tous les événements, sans percevoir un sentiment de redondance.

L.B. : Faire découvrir un répertoire passionnant et des artistes talentueux pendant 5 jours de fête, dans une ville où tout se fait à pied, où il est agréable de vivre, de déambuler, de partager moments d’émotions et de convivialité.

A.A. : Promouvoir les jeunes talents et les créateurs, surprendre, raconter, accompagner le public dans la découverte et l’appréhension de la musique.

L.B. : Évidemment, à travers cet événement nous souhaitons susciter des vocations, encourager les mélomanes, pianistes amateurs et professionnels ainsi que tous les acteurs de la musique à s’intéresser au duo de piano !

S.M. : Quelles sont les contraintes, alors ?

A.A. : Il y a tout un tas d’éléments qu’on peut appeler « contraintes », mais qu’on l’on peut également considérer comme des opportunités : par exemple, tout festival dépend des lieux dans lesquels il se déroule, de leurs caractéristiques d’accueil, spatiales, techniques et acoustiques. Si l’on veut mettre les artistes et le public dans le meilleur confort mutuel, on ne programme pas la même chose au Théâtre de Rungis et à la Grange Sainte Geneviève…

L. B. : … or cette année, nous bénéficions de deux « petits nouveaux » : l’auditorium du nouveau conservatoire de Rungis, que nous allons découvrir pratiquement en même temps que le public, et dont nous espérons la future acoustique exceptionnelle, à l’aune des réalisations précédentes du cabinet l’ayant conçu.

A.A. : Et le Théâtre des Champs-Élysées, excusez du peu, qui nous permettra d’offrir à notre public et à nos partenaires une soirée « hors les murs » exceptionnelle, avec le concours d’un des meilleurs orchestres français ! Nous espérons ainsi toucher encore plus le public parisien avant de l’encourager à découvrir Rungis, qui ne sera plus qu’à 25 mn de Châtelet grâce à la prolongation de la ligne 14 du métro !

S.M. : Cela fait beaucoup de nouveautés pour une seule édition : y en a-t-il d’autres pour marquer ce chiffre 5 ?

L.B. : Tout à fait : de 6 concerts en 2023, le festival passe à 11 concerts en 2024, toujours en 5 journées ! C’est évidemment la journée du samedi qui va en bénéficier, d’un premier concert à 11h du matin jusqu’à un dernier qui débutera à 22h !

A.A. : Avec 7 concerts le samedi, les festivaliers n’auront pas « fait le voyage pour rien » ! Des concerts très différents à toute heure, des déplacements à pied, des moments de convivialités, il n’y aura pas de vide lors de cette journée, qui se terminera par 2 jeunes improvisateurs de génie, dans une salle réaménagée pour l’occasion en « club de jazz ».

L.B. : Beaucoup de créations lors du festival : les œuvres de Michel Legrand sublimées par deux pianos, une œuvre commandée par le festival au compositeur Benoît Menut, le spectacle pour toute la famille d’Elodie Fondacci qui revient à l’essence même de son répertoire : Ma Mère l’Oye de Ravel à quatre mains sur un seul piano…

A.A. : Et nous explorons les combinaisons élargies : pièces avec percussions, avec cordes et vents, avec chœur – tout ceci regroupe bien des œuvres originales, pas des transcriptions !

L.B. : Pour finir, nous pratiquons cette année des tarifs extrêmement attractifs, compte tenu de la qualité internationale des artistes présentés, et des « Pass » encore plus attractifs, pour permettre au plus grand nombre de goûter à l’émotion du spectacle vivant !

Dès l’invention du clavecin et du pianoforte, le clavier par son caractère polyphonique fut considéré par les compositeurs des XVII^e et XVIII^e siècles comme un orchestre en miniature. Les premières partitions à quatre mains imprimées en Angleterre en 1777 par Charles Burney sous le titre « Quatre sonates ou duos pour deux instrumentistes » sont révélatrices de la volonté de faire de la musique ensemble. J-S. Bach s’en fit l’écho en composant duos, concertos et arrangements pour deux claviers, voire davantage. Le premier duo de pianistes à s’être produit fut sans doute celui de Mozart et de sa sœur Nannerl vers 1770, puis la vogue gagna toute l’Europe.
Le divin Amadeus écrivit plusieurs Sonates pour deux pianos ou à quatre mains, et l’on mesure à leur écoute ce qui les distingue. Au duo à deux pianos plus flamboyant et concertant répond celui à quatre mains intime et confidentiel dont l’avantage est de ne faire appel qu’à un seul instrument et de faciliter l’usage domestique. Au cours du XIX^e siècle, avec Schubert, Beethoven, Mendelssohn, Schumann, Weber, Alkan, Brahms, Reger, Bizet, Saint-Saëns éclot une floraison de chefs-d’œuvre.

Le mouvement s’amplifie au siècle suivant : l’écriture des partitions répond à des exigences de plus en plus complexes tant au niveau de la dynamique sonore que de la combinaison d’agrégats plus riches et puissants. Le genre à deux pianos s’impose progressivement au détriment du piano à quatre mains. Stravinski rédige une version à deux pianos du Sacre du Printemps qu’il joue avec Debussy, auteur lui-même du fameux En blanc et noir et d’une transcription de Prélude à l’après-midi d’un faune. D’autres créateurs tels Rachmaninov, Ravel, Bartók, Poulenc, Hindemith, Messiaen, Dutilleux, Lutoslawski, Stockhausen, Boulez, Ligeti, Kurtág… porteront désormais ce répertoire à son acmé.

Un engagement de tous les instants

Des raisons pratiques et musicales expliquent un tel développement : les œuvres conçues pour deux pianos offrent un plus large spectre avec la liberté d’utiliser individuellement tout l’espace du clavier, alors que le piano à quatre mains limite la possibilité de s’écarter du registre grave ou aigu malgré l’entente au coude-à-coude et au cœur-à-cœur. Au-delà de la technique (travail de la pédale, recherche de l’équilibre des parties, homogénéité d’ensemble…), la réussite du duo repose sur un ensemble de facteurs qui tient à l’évolution de la musique vivante et aux conditions de sa diffusion dans des salles de grandes dimensions propices à son écoute. Il n’y a qu’à observer un duo de piano en concert où gestes, regards, mouvements de tête ou de buste constituent un spectacle en soi quand les pianistes se font face sur deux pianos à queue. L’effet produit prend une dimension théâtrale et se rapproche de la sonorité d’un orchestre avec un côté fusionnel où la souplesse du geste le dispute à la transparence. En fait, la volonté de deux pianistes de s’unir nécessite un abandon de son ego et un don de soi ; mais en retour, que de satisfactions musicales et personnelles !

Des duos de piano légendaires

Des pianistes duettistes ont marqué la légende du piano au fur et à mesure de la multiplication des concerts. En 1912, les Sœurs Sutro sont dédicataires du Concerto pour deux pianos de Max Bruch et d’autres interprètes prennent le relai. Parmi eux, Vitya Vronsky / Victor Babin à partir des années 30, Josef et Rosina Lhévinne, le duo Gold / Fizdale (créé en 1944) qui élargit le répertoire par de nombreuses commandes. Après la Seconde Guerre Mondiale, outre le duo soviétique charismatique des Bruk / Taimanov, se distinguent le duo Nettle / Markham créateur des Planètes de Holst pour deux pianos, les Bartlett/ Robertson pour la musique anglaise, Jeremy Brown / Seta Tanyel qui enregistrent pour la première fois une intégrale Poulenc, et dans les années 60 les Frères Kontarsky prosélytes de la musique dodécaphonique ou sérielle. Aujourd’hui, les Sœurs Labèque, Lafitte, Pekinel, les Frères Jussen, les duos Anderson / Roe, ou Ancelle / Berlinskïa donnent ses lettres de noblesse à cette forme empathique volontiers jubilatoire qui suscite l’engouement du public. Si la formation de piano à quatre mains est également pratiquée par le duo de piano, elle résulte le plus souvent d’une rencontre entre virtuoses, citons Robert / Gaby Casadesus, Badura-Skoda / Jorg Demus, Christian Ivaldi / Noël Lee, Martha Argerich / Nelson Freire ou Daniel Barenboïm, Murray Perahia / Radu Lupu… Dans la fertile galaxie du jazz figurent au premier plan des duos de rêve : l’utopique Dave Brubeck et son Points on Jazz cohabite avec les duos Oscar Peterson / Michel Legrand ou Chick Corea / Hiromi à l’imagination sans cesse renouvelée.

En réalité, l’idéal du piano à quatre mains réside davantage dans une association consentie, celle de deux personnes unies par le désir d’approfondir et de mûrir un répertoire. Ce fut le cas avec les Crommelynck (tragiquement disparus en 1994) ou plus près de nous avec le duo Tal / Groethuysen. À l’heure actuelle, les jeunes pianistes se montrent de plus en plus enclins à pénétrer les arcanes d’un univers aux richesses infinitésimales et que Rungis Piano-Piano Festival contribue pour sa part à promouvoir.

« La musique est ce qui rapproche. »
(Proverbe chinois)